Liberté et justice pour tous

Daniel Greenberg, un des fondateurs de l’École Sudbury Valley au Massachussetts, une des écoles démocratiques les plus reconnues à travers le monde dont l’approche pédagogique est également énormément étudiée et répliquée dans d’autres école, est l’auteur de ce chapitre. Il a écrit de nombreux livres au sujet de cette école. Le présent chapitre est tiré du livre Free at Last : The Sudbury Valley School, dans lequel l’auteur discute des principes de base de l’école. Ce chapitre traite d’un des éléments fondamentaux du modèle Sudbury Valley, les comités judiciaires, et montre comment ces comités permettent de prévenir l’intimidation à l’école et comment ils permettent aux élèves d’apprendre et de mettre en pratique diverses stratégies de résolution de conflits. (Cliquez ici pour vous procurer la version anglaise du livre.)

Se faire traiter de manière équitable peut être difficile dans n’importe quelles sociétés. À l’école, c’est parfois impossible. Je n’oublierai jamais la fois, lorsque j’avais onze ans, alors que j’étais assis en plein milieu d’un cours d’algèbre, ennuyé et me battant contre mon sommeil, j’ai étiré mes bras par dessus ma tête pour me réveiller. Malheureusement, sans que j’y porte attention, l’enseignant, une personne très autoritaire, avait été en train de sermonner la classe et venait tout juste de crier : « Lequel d’entre vous est un petit Joe connaissant ? » L’étirement de mes bras a semblé faire de moi un volontaire. Cet incident fut suivi de trois jours de retenue.

La plupart d’entre nous ont eu des expériences similaires. Pendant douze années d’école, j’ai été terrifié par l’autorité arbitraire d’enseignants et de membres du personnel administratif, par rapport à laquelle il était pratiquement impossible de faire appel. À l’école Sudbury Valley, nous étions tous déterminés à ce que les choses soient différentes.

Elles le sont.

Lorsque l’école ouvra ses portes, personne ne savait comment établir un système qui allait permettre de maintenir l’ordre de manière juste. La seule école que nous connaissions qui semblait être en mesure de mettre sur pied un tel système était l’école Summerhill d’A.S. Neill où les conflits interpersonnels sont résolus dans le cadre de leurs assemblées démocratiques.

Conséquemment, on essaya de résoudre ce genre de problèmes dans le cadre de nos assemblées démocratiques. Les plaintes relatives aux bris de règlements représentaient toujours le deuxième item à notre agenda, après les messages.

De manière prévisible, plus les semaines avançaient, plus la période des plaintes devenait longue. Rapidement, la période des plaintes a commencé à éclipser toutes les autres problématiques dont nous voulions nous occuper. Nous nous retrouvions dans des assemblées qui duraient de trois à quatre heures de long. Puis, nous avons commencé à avoir deux assemblées et plus par semaine. La plupart du temps était dévouée à écouter les plaintes à propos de ce que tel élève avait fait ou de ce que d’autres jeunes avaient peut-être fait ou de ce que cette personne a dit qu’elle allait faire.

Ce qui était devenu pire que le temps que nous perdions fut nos frustrations montantes. On essayait d’être équitable, mais réussissait-on ? La période des plaintes impliquait des accusations et des contre-accusations, souvent très émotionnelles. Nous avions rarement le sentiment d’aller au fond des choses si on n’accordait pas à chaque problématique une quantité de temps assez considérable. Le point culminant est venu alors que l’école était en train d’effectuer son baptême de feu à l’automne de la première année. Ça nous a pris une période de plaintes de trois jours pour trouver une solution à notre problème !

Quelque chose devait être faite. Ça faisait un bon moment que nous cherchions des indices qui nous mèneraient à la découverte d’une meilleure façon de procéder. Aucune façon de faire ne semblait satisfaire nos besoins.

Ça nous est finalement venu à l’esprit que notre problème était le même qui affectait n’importe quelles communautés et que, comme société, nous avions passés des millénaires et énormément de neurones à concevoir des solutions. À travers les siècles, des systèmes de jurisprudence avaient été développés dans différentes cultures pour s’assurer de demeurer équitable dans la gestion de conflits et de plaintes.

Nous avons analysé attentivement notre tradition nationale et étudié ses caractéristiques fondamentales. Rapidement, nous avons su créer un système judiciaire pour notre école.

Ce système est basé sur quelques principes simples : chaque accusation doit faire l’objet d’une enquête exhaustive et impartiale en fonction des règlements qui auraient pu être enfreints ; un procès juste devant un jury composé de pairs doit avoir lieu avec la mise en place de précautions pour respecter les droits de l’accusé et le respect des preuves soumises ; et, il doit y avoir un système de peines justes. De plus, chacun, ce qui inclut les élèves, doit pouvoir bénéficier à l’école des droits personnels possédés par tous les citoyens adultes de notre nation, et ce, même si la Cour Suprême a affirmé que la Constitution des États-Unis ne s’applique pas aux mineurs.

Le système judiciaire a été mise en place au début de l’hiver de notre première année. Il est entièrement sous la supervision de notre assemblée scolaire. Nous avons modifié le système à quelques reprises, mais les principes de base sont demeurés en place.

Le système de justice de Sudbury Valley est notre fierté. Il fonctionne en douceur, gérant plus de 100 plaintes chaque année, parfois de 10 à 20 par semaine, sans pépin, années après années. La justesse de notre système a rarement été critiqué par quiconque dans notre communauté.

Au centre de notre système se trouve le groupe qui fait l’enquête. On l’appelle le comité judiciaire. Des jeunes de tous les âges prennent par à ce comité. Ils sont choisis au hasard et joints par un membre du personnel. Le groupe est présidé par une personne élue quatre fois par année par notre assemblée scolaire.

Le comité judiciaire se rencontre plusieurs fois par semaine. Il commence son travail après qu’une plainte soit rédigée, alléguant qu’un règlement fut enfreint.

En explorant toutes les possibilités qui lui sont offertes, le comité fait enquête par rapport à la plainte. Il convoque des témoins, analyse les témoignages contradictoires jusqu’à ce que ses membres arrivent à s’entendre sur la meilleure version de ce qui s’est produit.

Étant donné que tout le monde fait partie du processus, la justice à Sudbury Valley appartient à tout le monde. Cela a des conséquences pratiques qui peuvent être observées sur une base quotidienne. Il n’arrive que très rarement que des gens mentent de manière délibérée dans un comité judiciaire, même si, parfois, ils donnent des versions très différentes des divers événements sous enquête. En général, tout le monde coopère.

Il est encore plus intéressant de voir comment les jeunes apprennent à faire la différence entre besoins personnels et les besoins de la société. Tout le monde sait que le fonctionnement de l’école comme institution dépend d’un consentement général aux règlements établis lors des assemblées démocratiques de l’école. Il s’agit du côté business de la chose. Cela implique, pour chacun, d’aider à mettre les règlements en application, de juger de manière juste et de témoigner honnêtement même si le problème implique un de leurs amis. Lorsque le processus judiciaire officiel est terminé, la dimension plus personnelle prend le dessus. Les amitiés continuent comme auparavant, sans interruption.

À maintes reprises, j’ai vu des amis très proches se disputer froidement dans le cadre d’un comité judiciaire pour ensuite ressortir d’une séance en jouant ou travaillant les uns avec les autres comme si rien ne s’était passé. Pour les nouveaux élèves, spécialement ceux qui transfèrent d’autres écoles, il s’agit de l’aspect de Sudbury Valley le plus difficile à saisir. Ils ont souvent une mentalité de «nous contre eux» à l’école, qui implique que quiconque témoigne contre un ami est un «traitre». Parfois, ça prend un certain temps à ces enfants à s’ajuster, mais, au bout du compte, pratiquement chacun d’entre eux finit par changer son attitude.

Le geste de rédiger une plainte demande aux élèves qui sont encore analphabète l’aide d’un ami pour écrire. D’habitude, les élèves plus vieux aident dans ce genre de situations. Sinon, les membres du personnel sont toujours disponibles pour offrir ce genre de service.

Occasionnellement, certains essayent d’utiliser le comité judiciaire pour des gains personnels. Ils font cela en rédigeant une longue liste de plaintes contre un individu, ce qui correspond à une forme d’harcèlement. Dans ces cas, ça ne prend pas beaucoup de temps au comité judiciaire pour comprendre ce qui se passe. Il ne peut y avoir que deux raisons pour qu’un élève se fasse accuser à plusieurs reprises. Cet élève est soit un fauteur de troubles ou il se fait harceler. Les comités judiciaires sont très fermes lorsqu’il est question de décider du sort de ceux qui harcèlent leurs camarades.

Parfois, des jeunes vont rédiger une plainte dans le feu de l’action lors d’une dispute alors que, lorsque l’enquête débute, l’état des choses s’est tranquillisé. Dans ces situations, le conflit est facilement résolu par le comité ou la plainte est retirée. Souvent, le problème est résolu avant que la plainte soit entièrement rédigée. J’ai pris en note comment s’est déroulé une session du comité judiciaire dernièrement, une session qui ne fut pas du tout irrégulière.

«Lorsque tu étais petit…»

Une  vraie histoire

«Pourrais-tu m’aider à écrire une plainte ? »

Je fus ramené sur terre en plein milieu d’une journée alors que je rêvassais sur le divan près du bureau. Debout au-dessus de moi, me regardant de manière hésitante, se trouvaient Avery (9ans) et Sharon (7 ans). « On serait peut-être mieux d’aller trouver Marge. », dit l’un d’eux.

Je les ai regardés un moment. « Mais, pour quoi ? » leur demandais-je. Ils me répondirent : « Skip (13 ans) et Michael (8 ans) étaient en train de déranger nos activités dans la salle de silence ». Me demandant si, moi-même, je ne devrais pas rédiger une plainte par rapport au dérangement dans la salle silencieuse, je leur ai répondu «bien sûr » et on est entré dans le bureau qui était vide à ce moment.

Il était 1h30. Pratiquement tous les membres du personnel étaient dans la salle de stéréo nouvellement rénovée où ils s’étaient rassemblés depuis 11h00 avec des élèves intéressés pour décider du futur usage de cette salle. Ma tâche, sur le moment, semblait être insignifiante en comparaison. Néanmoins, je me suis assis au bureau, crayon en main, de manière aussi officielle que possible. Avery se trouvait à proximité de moi et Sharon était penchée au dessus de l’autre côté du bureau. Les deux observaient chaque geste que je faisais, chaque mot que j’écrivais. C’était une sérieuse affaire.

Avec la plainte devant moi, je me suis tourné vers Avery et j’ai dit : « Commence dès le début ».

« J’aurais probablement pas dû me moquer d’eux. » avoua Avery, un peu inquiet. « C’était probablement pas bien. » ajouta-t-il.

« Commence du début, qu’est-il arrivé ? » lui répondis-je.

« Jim (8 ans) et moi jouions dans la grange tous seuls. Skip et Michael sont rentrés dans la grange et ont commencé à se moquer de Dennis (12 ans). »

« Dennis était également là. » leur demandais-je.

« Il est entré. Puis, ils sont venus. Je les ai traités de noms pour protéger Dennis. Je l’ai fait pour l’aider. » dit Avery.

Me demandant pourquoi Dennis avait eu besoin de la protection d’Avery, je leur ai demandé de finir de me compter le restant de l’histoire.

« Ils m’ont chassé. Skip a pris mon chapeau et on est sorti de la grange, Daniel (7 ans), Jim et moi. » m’informa Avery.

Je leur ai répondu : « Daniel était également là. » en réécrivant l’histoire une autre fois.

« Dennis, Michael et Skip nous ont chassés. On s’est échappé. J’ai pris mon chapeau. Puis, Skip m’a soulevé et m’a amené jusque dans la grange, où on les a presque échappés. » mentionna l’un d’eux.

« Juste une minute. » interrompais-je, sentant que j’étais en train de perdre tout semblant de compréhension de ce qui venait de se passer. « Pourquoi est-ce que Dennis était en train de vous chasser, si vous le protégiez ? »

Avery répondit : « Je ne le sais pas. » en souriant. À partir de ce moment-là, les mots se mirent à sortir de sa bouche sans répit et ses yeux commencèrent à briller. Rien ne pouvait l’arrêter.

« Pis, on a essayé de courir dans le building principal. Pis, ils ont trouvé Jim dans la garde-robe de sports et Daniel a couru et me l’a dit. Pis, je suis allé sauver Jim. Je leur ai fait à croire que je les aidais à l’embarrer, mais c’est pas ce que j’ai fait. Jim s’est sauvé et j’étais en dedans, mais je suis sorti. »

À ce moment-là, un Jim joyeux et calme est rentré dans le bureau. Debout, à côté de Sharon, il ne m’apparaissait surtout pas comme quelqu’un qui venait de vivre une expérience difficile.

Avery était vraiment dedans. Je me suis tourné vers lui et lui ai demandé : « Est-ce que vous avez eu du plaisir ? » Il s’est mis à rire de bon cœur. Il me répondit «oui». « Et toi ? » demandais-je à Jim. «Oui, je ne veux pas écrire de plainte. »

« Mais ils ont dérangé des activités. » protesta Avery.

Je lui demandai : « Quelle activité ? »

« Le spectacle de magie. »

Je n’avais pas entendu parler de spectacle de magie cette journée-là. Je leur ai dont dit naïvement : « Quel spectacle de magie ? » Il me répondit : « Celui de Sharon et Cindy (7 ans).

Daniel, l’air enjoué, venait de nous joindre. Sharon, qui avait tout observé silencieusement, s’est réveillée lorsque son nom fut mentionné et dit de manière excitée : « On a essayé de les sortir de la salle, mais ils ne voulaient pas quitter. Pis, on les a poussés. » Avery ajouta, « j’ai essayé de faire en sorte qu’ils s’en aillent ». Daniel souriait. Jim avait l’air plus grave.

Jim demanda : « Est-ce que je peux déchirer la plainte. » Sharon et Daniel sourirent. Je demandai à Avery : « Qu’est-ce qui arriverait si on gardait la plainte ? »

« Ils arrêteraient de le faire. », répondit Avery démontrant beaucoup de confiance pour l’efficacité du système judiciaire de l’école.

« Veux-tu les arrêter ? » lui demandais-je.

Il répondit «non» en riant cordialement.

Jim déchira la plainte à la satisfaction de tous. Puis, Avery s’est tourné vers moi alors qu’il se préparait à sortir et, avec un grand sourire, me demanda, « Lorsque tu étais plus petit, avais-tu des aventures comme celle-là ? »

Depuis que le système judiciaire a été établi, seulement un élève s’est fait renvoyé par l’assemblée démocratique de l’école pour mauvais comportement. Aucune statistique ne pourrait parler plus éloquemment du succès de ce système. En fait, tout le monde se fait traiter de manière équitable à Sudbury Valley. Personne n’a peur de l’autorité, personne ne craint les adultes, les enseignants ou quiconque. Tout le monde se traite de manière égalitaire en tant que membres égaux de la communauté de l’école. Tout le monde a confiance que sa liberté est protégée ici par un système de justice qui demeure aveugle devant âge, sexe et statut. Rien ne me rend plus fier que d’être associé à cette école.