Éducation libre et démocratique en Europe

Durant ma formation universitaire en enseignement au primaire, on a très peu parlé des écoles libres ou démocratiques. Lorsqu’on en parlait, c’était surtout d’un point de vue historique en adoptant l’hypothèse que l’éducation libre a été une expérience, mais qu’elle a échoué, ou que certaines écoles survivaient parce qu’elles avaient un directeur charismatique.
Village-Free-School-Democratic-Education-Democratic-School5Pourtant, sur tous les continents, des écoles continuent de transmettre les valeurs de l’éducation démocratique/libre. Deux amis m’ont donné le goût de voir ce qui se passait en Europe et de visiter ces écoles. Durant ce voyage, j’ai pu visiter une douzaine d’écoles démocratiques/libres et je veux partager ce que j’ai vu. Ce récit ne se veut pas une recherche exhaustive ou scientifique. Je m’y suis intéressé car je crois pouvoir y voir des exemples de motivation intrinsèque et de différenciation pédagogique, des idées qui ont captées mon attention à l’université.

Motivation intrinsèque

Être motivé intrinsèquement, c’est agir selon ses propres convictions. Mes cours universitaires ont été clairs sur ce point : apprendre est plus facile si l’apprenant a une motivation intrinsèque. Par contre, où je considère qu’il y a un manque de cohérence, c’est lorsqu’on donne la responsabilité à l’enseignant de susciter la motivation intrinsèque des élèves en planifiant des activités significatives. Selon mon interprétation, il s’agit d’un détournement de la motivation intrinsèque, ou pire, d’une manipulation. Pour réellement prendre en compte la motivation intrinsèque d’un individu, j’ai l’impression qu’il faut lui laisser le pouvoir de faire ce pour quoi il est motivé. Le caractère obligatoire du programme, des évaluations et de la fréquentation scolaire, impose de sérieux obstacles à la motivation intrinsèque à l’école. Ces éléments externes limitent les individus scolarisés et les poussent à produire des réponses et des comportements stéréotypés plutôt que d’être authentiques. Et si nous offrions aux enfants la possibilité d’agir selon leur motivation intrinsèque, probablement que plusieurs d’entre eux voudraient jouer plutôt que de suivre un enseignement formel. En allant visiter des écoles libres/démocratiques, je voulais observer ce que fait un enfant qui vit la motivation intrinsèquement et ce qu’il devient en grandissant. Je voulais aussi voir comment les membres du personnel des écoles organisent leur travail pour permettre aux enfants de vivre pleinement leur liberté et leur autonomie.

Différenciation pédagogique.

La différenciation pédagogique signifie que l’équipe d’enseignants individualise l’enseignement en changeant les contenus, les processus et les productions afin de favoriser la réussite de tous. Les élèves ont donc différents parcours scolaires selon leurs connaissances, leurs intérêts, leur profil d’apprentissage, etc. La différenciation pédagogique offre des stratégies aux enseignants pour que les élèves restent motivés dans leur travail. Par contre, dans un contexte scolaire, l’enseignant garde souvent le contrôle en planifiant les activités et en offrant des choix de différenciation à un élève ou à un groupe d’élèves selon ses caractéristiques afin de respecter le programme, la structure de la classe et de celle de l’école.

Cette diversification des parcours entraine une redéfinition du rôle de l’enseignant en lui donnant plus de responsabilités et en le faisant évoluer dans un environnement de plus en plus complexe. Cela dit, il m’apparaît improbable qu’une équipe d’enseignants parvienne à évaluer sans erreurs les besoins de chaque élève, comprenne les différents mécanismes d’apprentissage, connaisse les ressources qui conviennent le mieux et différencie les évaluations selon le parcours de chaque élève. Il y a plusieurs zones d’incertitudes dans le processus étant donné qu’à chaque étape se pose un choix et qu’on met souvent la responsabilité du choix sur l’équipe-école. Cela m’apparait surprenant étant donné que l’élève semble le mieux placé pour savoir ce qu’il vit, ce qu’il comprend et ce qui l’intéresse. Dans les écoles démocratiques/libres, les enfants vivent une éducation individualisée, mais partagent à différents degrés la responsabilité des différenciations avec les enseignants et les autres élèves. J’étais curieux de voir comment les principes de la différenciation pédagogique s’appliquaient en éducation démocratique/libre.

Voici des points communs que les écoles partagent.

Dans toutes les écoles démocratiques/libres, il y a la possibilité pour les jeunes d’obtenir l’équivalent du diplôme d’études secondaires. Parmi les écoles que j’ai visitées, certaines administrent les évaluations et donnent les diplômes elles-mêmes. Par contre, la plupart ne fait pas passer les évaluations et ne donne pas les diplômes d’études secondaires puisque les évaluations sont contraires à leur philosophie, mais cela n’empêche pas l’enfant d’avoir son diplôme. Les écoles ont souvent une entente avec une école publique voisine pour que leurs élèves soient évalués. À d’autres endroits, les élèves qui veulent passer les évaluations vont à un bureau du gouvernement. Parfois, ce sont les parents qui sont responsables d’y inscrire leurs enfants, d’autre fois, l’école s’en charge. Le point commun de l’ensemble des écoles démocratiques/libres est qu’il existe toujours l’option pour l’élève de faire des études postsecondaires.

Dans les écoles que j’ai visitées, le taux de diplomation est semblable, sinon supérieur à la moyenne nationale. Même si les évaluations ne sont pas un passage obligé dans la grande majorité des écoles démocratiques/libres, les élèves comprennent bien la symbolique du diplôme comme permis de travail ou pour poursuivre des études supérieures. Ceux-ci en prennent conscience à l’adolescence et, même s’ils ne sont jamais (ou rarement) aller à un cours, ils obtiennent leur diplôme après aussi peu qu’un ou deux ans de préparation.

Plusieurs personnes ont fait mention d’une période d’adaptation lorsqu’un élève fait une transition de l’école traditionnelle à l’école démocratiques/libres. Plusieurs de ces élèves étaient auparavant en situation d’échec, vivaient de la violence ou de l’anxiété dans le système scolaire traditionnel, et pour ces raisons, leur famille a cherché une autre école. La période d’adaptation est comprise et expliquée de différentes manières par les responsables des écoles, les parents et les élèves. Celle-ci est d’abord conçue comme une déscolarisation c’est-à-dire que l’individu doit maintenant prendre des décisions par lui-même plutôt que de suivre les consignes de l’enseignant. Ensuite, cette période d’adaptation est comprise comme d’un processus de guérison, l’enfant se repliant sur lui-même pour puiser des ressources afin d’affirmer sa personnalité et de communiquer son(es) trauma(s.) Enfin, elle est aussi vue comme une manière de vérifier la véracité de ce qui est dit sur l’école (est-on vraiment libre?), de tester les limites, et d’établir une relation de confiance avec leur nouvelle communauté.

Durant cette adaptation, qui est graduelle et qui peut s’étendre jusqu’à deux ans, l’enfant se responsabilise et (re)prend le contrôle de sa vie. Pour certains élèves, l’adaptation est rapide et salutaire, pour d’autre, elle peut prendre la forme d’un repli sur soi, d’un manque de motivation, du sentiment d’ennui  et de gestes ou paroles violentes.L’enfant se limite à des activités faciles et peu engageantes, jusqu’à ce qu’il ait la motivation intrinsèque de faire quelque chose de plus significatif. Pour cette raison, toutes les écoles reconnaissent que c’est plus facile lorsqu’un élève commence sa scolarité avec elles, et toutes ont eu à expliquer cette adaptation de l’enfant qui peut parfois être interprétée par les parents comme une régression.

Les écoles ont toutes eu à expliquer leur philosophie, leurs valeurs et leurs actions soit aux élèves, aux parents, aux visiteurs, à l’état (inspecteurs) ou aux tribunaux, et continuent à le faire. Elles ont donc un travail constant de communication à réaliser, ce qu’elles font de manière plus ou moins structurée.

Dans toutes les écoles démocratique/ libres, il y a une structure de décision collective où les élèves sont présents et ont un pouvoir décisionnel. Les élèves sont donc appelés à se responsabiliser et à participer aux décisions de l’école. Le niveau de confiance des adultes envers les enfants varie d’une école à l’autre, et s’exprime dans l’attitude adoptée par ceux-ci, et le niveau de contrôle qu’ils exercent. La plupart des écoles tendent vers une relation d’égalité entre les enfants et les adultes, par contre, elles se distinguent dans la manière que s’exprime cette égalité.

Ce qui distingue les écoles les unes des autres

Même dans leurs ressemblances, les écoles démocratiques/libres sont diversifiées et ne s’appuient pas sur un type de pédagogie particulier. Elles sont toutes teintées de la personnalité des gens qui les constituent et elles évoluent au cours de leur existence. Je me suis donc intéressé à l’histoire de ces écoles et à la motivation des gens qui y participent. Je voulais aussi connaître les perceptions que les gens ont de l’école, comment ils se définissent, quel sens donnent-ils à la liberté, à la démocratie, à l’éducation.

Cette diversité s’exprime notamment dans les structures organisationnelles et la répartition du pouvoir politique: où est la frontière entre le pouvoir des adultes et le pouvoir des enfants? Tous les adultes rencontrés veulent avoir des relations plus égalitaires avec les élèves, mais comment cette égalité se transpose-t-elle dans les relations entre les employés, les jeunes et les parents? Quelle est la philosophie de l’école et comment cette philosophie se traduit-elle dans la structure et le comportement des gens?

Les écoles entretiennent aussi différentes relations avec l’état, certaines recevant des subventions, d’autres refusant de faire des compromis dans leur philosophie pour avoir droit aux deniers publics, préférant ainsi rester autonomes. Comment les écoles se positionnent-elles face aux lois et au gouvernement? Ont-elles eu à contester certaines lois, sont-elles menacées par ces lois, sont-elles indépendantes financièrement?

Finalement, un autre aspect qui différencie les écoles libres/ démocratiques est la compréhension et l’interprétation de ce qu’est l’apprentissage. Les différentes interprétations ont des répercussions sur l’organisation de l’école et sur les relations entre les individus, puisque c’est souvent au nom de l’apprentissage que les adultes justifient une inégalité dans leurs relations avec les enfants. Aussi, la compréhension que les adultes ont de l’apprentissage (ses finalités) influencera les activités qu’ils vont proposer et le matériel qu’ils vont utiliser.

Pourquoi l’écrire?

Je ne tenterai pas de répondre à ces dernières questions directement, mais elles ont guidé ma réflexion tout au long de mon voyage. Je vais plutôt décrire l’histoire et l’organisation des écoles, rapporter les témoignages des élèves, des enseignants et des parents afin de dresser un portrait de l’éducation libre et démocratique en Europe. Je pense qu’il y a là matière à réflexion et plusieurs pistes de réponse. Écrire est une manière pour moi de prendre une distance face à ce que j’ai vu, afin d’organiser mes observations et d’en intégrer le contenu. C’est donc un regard personnel qui ne prétend pas être objectif. Je rapporte ce qui m’a marqué et ce que je considère comme des signes distinctifs des écoles, selon mon interprétation.

Bon voyage.

Jean-Simon Voghel est un jeune enseignant à la retraite. Il est également un des membres-fondateurs du RÉDAQ.